Covid-19 : un test pour la responsabilité sociale des entreprises.

L’idée que les entreprises doivent œuvrer pour l’intérêt général et non seulement pour leur seul intérêt économique a refait surface à l’occasion de la crise. Mais toutes n’ont pas la volonté d’accélérer leur transition sociale et environnementale.
Cette crise sanitaire va-t-elle pousser les entreprises à plus de responsabilité sociale et environnementale ? • Crédits : Philippe Turpin – Maxppp
Les entreprises, plus qu’avant, devront prendre leur part à la construction d’une société plus juste, plus équilibrée, moins destructrice de l’environnement. Cette crise sanitaire et économique va-t-elle leur en offrir l’occasion ? Si on a vu certaines sociétés jouer le jeu de la solidarité en contribuant à “l’effort de guerre”, d’autres en revanche ont continué à distribuer des dividendes à leurs actionnaires malgré les recommandations du gouvernement. La responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) va-t-elle sortir renforcée de la période que nous traversons ?
La RSE avant la crise : concrétisée dans la loi PACTE
Depuis la la loi Pacte votée le 22 mai 2019, les entreprises françaises ont la possibilité de se doter d’une “raison d’être” qui permet de définir une responsabilité sociale élargie (sans pour autant être trop contraignante). Une possibilité que les entreprises commençaient à s’approprier. La raison d’être a en effet connu un “démarrage raisonnable” selon Xavier Hollandes, docteur en Sciences de gestion à la Kedge Business School et spécialiste d’alter-gouvernance. Selon lui “plusieurs entreprises locomotives se sont emparées de cette possibilité offerte par la loi et ont fait voter des résolutions plus ou moins contraignantes inscrivant une “raison d’être” soit dans leurs statuts, soit dans des documents annexes : Carrefour notamment, Atos, ou Michelin, mais aussi certaines PME. On peut estimer que ce début de diffusion dans le monde de l’entreprise était intéressant. Et puis la crise est arrivée.”
La Loi Pacte prévoyait un édifice à trois étages, trois niveaux d’implication : de la simple prise en compte de l’impact social et environnemental de leur activité pour les entreprises à la création d’un statut d'”entreprise à mission”, en passant par l’adoption d’une raison d’être, c’est à dire un “un projet entrepreneurial répondant à un intérêt collectif et qui donne sens à l’action de l’ensemble des collaborateurs”, comme le définit la loi. Minoritaires sont les entreprises qui ont décidé de devenir des “entreprises à mission”, c’est à dire dont l’objet n’est pas limité à la seule performance financière : elles doivent s’engager dans des missions d’intérêt social, scientifique ou environnemental. Ces objectifs sont contrôlés, surveillés voire, s’ils ne sont pas suivis, sanctionnés. Parmi ces entreprises : Yves Rocher, La Camif, la MAIF ou Nutriset, ou encore la filiale américaine de Danone.
La RSE à l’épreuve de la crise
La distillerie de Vauvert a réservé la plupart de ses machines à la fabrication de gel hydro alcoolique, mars 2020• Crédits : GUILLAUME HORCAJUELO – Maxppp
Peut-on estimer que les entreprises qui ont “contribué à l’effort de guerre” en proposant, sans demande expresse de l’Etat, de fabriquer des masques ou des respirateurs, ont appliqué une forme de RSE ? Sans nul doute, estime Xavier Hollandes, pour qui ces entreprises sont allées au-delà du discours de la RSE, en la concrétisant par des actes. D’autres en revanche, malgré les beaux discours, ont adopté un comportement opposé.
Les grandes entreprises ont adopté deux types opposés de comportements
Il y a eu un comportement illustrant les propos de cette fameuse lettre envoyée par le Medef au gouvernement, consistant à dire : faisons fi de la RSE et concentrons-nous uniquement sur la survie des entreprises. Et puis une position diamétralement opposée disant plutôt : cette crise est le symptôme de l’essoufflement d’un modèle de production et de consommation, qui doit nous pousser à réfléchir à un modèle plus vertueux. De là devra partir une réflexion sur la façon dont les entreprises doivent contribuer au bien commun. On a pu le voir dans le comportement de certaines entreprises : LVMH, mais aussi une myriade de PME, se sont mis à produire du gel, des masques etc. Alors que d’autres, comme Amazon, ne se sont pas préoccupées de la santé de leurs salariés ou des conséquences du maintien de leur activité.
Cette dualité devrait être exacerbée par la crise, comme le pense également Elisabeth LAVILLE, fondatrice du cabinet de conseil Utopies, spécialiste du conseil en développement durable aux entreprises, qui décrit ainsi la situation : “Certaines entreprises ont très envie d’être des acteurs du monde d’après, plus durable, plus social, plus respectueux de l’environnement. Et d’autres aspirent à un retour au monde d’avant, un monde d’il y a même quelques décennies. On a vu par exemple certains industriels européens et américains souhaitant mettre de côté les exigences écologiques récentes, au nom de l’action urgente contre la crise économique et pour le maintien de l’emploi.”
Un “match de valeurs” selon Elisabeth LAVILLE, qu’illustre bien la divergence entre la position exprimée par le Medef et d’autres entreprises françaises. D’un côté Geoffroy Roux de Bézieux (le président du Medef) estime qu’il faut “un moratoire sur la préparation de nouvelles dispositions énergétiques et environnementales, notamment celles élaborées en application de la loi du 10 février dernier relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire” pour permettre, à court terme, de sauver des entreprises et des emplois. De l’autre, des dizaines de responsables d’entreprises, (parmi elles certaines appartenant au CAC 40), appelaient dans une lettre ouverte du 14 avril dernier à profiter de cette crise sanitaire pour accentuer une “relance verte” nécessaire à la fois à la reconstruction de l’économie et à la résilience de la planète. (Voir ci-dessous l’appel de ces chefs d’entreprises, ONG et responsables politiques européens).
“La Loi PACTE avait marqué en France une sorte de point de bascule, ce moment où des idées minoritaires (les principes de la RSE pour les entreprises) deviennent majoritaires dans la population, estime Elizabeth LAVILLE. La crise du Covid-19 va sans doute jouer à la fois le rôle d’accélérateur de ce point de bascule sur certains sujets, dans certaines entreprises… Et va malheureusement aussi être un frein sur d’autres sujets, et dans d’autres entreprises”, selon elle. Elle reste pourtant optimiste.
La crise a développé dans la plupart des entreprises des qualités qu’il serait utile de pérenniser”
On a vu beaucoup d’entreprises donner des produits ou des repas. D’autres ont donné leurs espaces publicitaires à des ONG ou des acteurs de terrain qui en ont besoin. On a vu aussi des entreprises qui se sont engagées à payer comptant leurs fournisseurs pour les aider à traverser cette passe difficile. La MAIF par exemple, qui avait adopté une raison d’être, a aligné ses pratiques sur ses intentions en annonçant qu’elle reverserait à ses sociétaires les économies qu’elle ferait sur les assurances automobiles.
La question de l’utilité sociale, tout comme elle s’est posée pour les métiers essentiels au bon fonctionnement de la société, devrait se poser aussi pour les entreprises à l’issue de la crise. En poussant certaines à réaligner pratiques et discours. Et les autres à construire un projet social qui n’existait pas dans leur stratégie.
Quel futur pour la RSE ?

Chez Michelin, production de maques pour la reprise du travail des salariés• Crédits : Rémi Dugne/ La Montagne – Maxppp
Au-delà des incantations du gouvernement, recommandant par exemple de ne pas verser de dividendes cette année, ou annonçant que les aides d’Etat ne seront pas distribuées aux entreprises possédant un siège ou des filiales dans des paradis fiscaux, que restera-t-il de la responsabilité sociale, sociétale et environnementale des entreprises après la crise ?
Difficile à évaluer, mais il est certain que bon nombre de ces entreprises auront dû leur survie à l’Etat, dont le retour en force dans la gestion de l’économie n’a pas été critiqué, au contraire. Ce même Etat qui pourrait mettre à l’honneur, dans l’avenir, les entreprises vertueuses. Et mettre au ban celles qui n’auraient pas joué le jeu. Il y aura aussi, estime Xavier Hollandes, une forme de “vote par le portefeuille” des consommateurs qui privilégieront peut-être plus que par le passé les produits ou services des entreprises vertueuses. Enfin, la crise a modifié profondément les façons de travailler de nombreux employés, qui ont continué leur activité depuis leur domicile avec plus d’autonomie (et parfois aussi une certaine forme d’aliénation). Les dirigeants devront sans doute se pencher de ce fait sur la façon dont le travail est organisé dans leur entreprise.
Pour Elisabeth LAVILLE, c’est la question du leadership qui va se poser à très court terme : dans de nombreuses entreprises, la pression des actionnaires devrait se relâcher pendant quelques mois, notamment parce que beaucoup d’entre elles ont décidé de ne pas verser de dividendes. Leurs managers en profiteront-ils pour prendre les décisions qui s’imposent ? Sans doute, dans le cas des entreprises dont la rentabilité s’essouffle, et qui pourraient trouver dans un projet stratégique à haute valeur environnementale et sociale les leviers d’une nouvelle stratégie économique. “Mais, rappelle Elizabeth LAVILLE, la crise n’est pas une grande pause qui permet de prendre le temps d’imaginer un monde d’après. Au contraire, les mesures et les actions qui sont prises aujourd’hui dans les entreprises sont celles qui incarneront le changement. _Le monde de la RSE d’après est en train de se construire depuis un mois._” Et de citer le développement du télétravail, celui des mobilités douces pour aller travailler, les paniers à prix coûtants distribués par certaines enseignes aux personnes les moins favorisées, l’approvisionnement 100% français de la grande distribution sur certains aliments, etc. Autant d’initiatives prises du fait de la crise, qui doivent être pérennisées car elles sont typiquement des actions de RSE. Des initiatives qui ont montré, également, l’extraordinaire capacité de reconfiguration de certaines chaînes de production, capables de se mettre à fabriquer des masques ou des respirateurs alors qu’elles n’étaient pas configurées pour…
Cette capacité d’adaptation, qu’on peut aussi qualifier de résilience, fera sans doute la différence entre les entreprises qui vont accélérer un processus qu’elles avaient déjà mis en œuvre : faire de la RSE le levier de leur performance économique. Et les autres, dont les beaux discours n’auront pas résisté à la crise.
30/04/2020
Par Anne-Laure Chouin
https://www.franceculture.fr/societe/covid-19-un-test-pour-la-responsabilite-sociale-des-entreprises

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