Economie verte : il faut “tout changer de l’intérieur” dans les entreprises

INTERVIEW – Fabrice Bonnifet est directeur du développement durable et de la sécurité du groupe Bouygues. Il préside depuis 2017 le C3D rassemblant 180 directeurs de la RSE dans les grandes entreprises françaises.

Fabrice Bonnifet préside depuis 2017 le C3D qui rassemble 180 directeurs du développement durable de grandes entreprises françaises. Il est également directeur du développement durable et de la sécurité du groupe Bouygues.

Comment regardez-vous la période que nous venons de traverser ?

Fabrice Bonnifet – La pandémie n’est rien à côté de ce qui nous attend. Il n’y aura pas de bouton “reset” pour le réchauffement climatique. Le jour où on arrêtera d’émettre du carbone, ça va encore chauffer sur des générations. J’ai reçu il y a peu les étudiants du Réveil écologique. Ils m’ont mis sous le nez la carte qui montre qu’un tiers des terres actuellement habitées ne le seront plus, ce qui concerne 2,5 milliards de personnes. Où vont-elles aller ? Vers le Nord évidemment.

Quel rôle peuvent/doivent jouer les entreprises là maintenant précisément ?

Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’économie a pris un uppercut. Aujourd’hui on a deux blocs : les partisans du “comme avant et en pire” et ceux qui se disent prêts à partir sur un paradigme différent … Ceux-là sont plus représentés chez les jeunes entrepreneurs et les seniors qui ont des enfants qui les poussent à agir.

La période actuelle est-elle favorable à leur engagement ?

Face à un carnet de commandes vide, la tentation est grande de rétablir le monde d’avant. Mais les dirigeants sont de plus en plus nombreux à vouloir sortir de l’injonction contradictoire entre pression des comptes trimestriels et urgence climatique. Certains sont tentés de laisser le chantier à la génération suivante. Les autres veulent transformer leur entreprise maintenant. La direction générale du Groupe Bouygues a décidé de mettre en place avant la fin de l’année un plan de réduction des émissions de gaz à effet de serre très ambitieux d’ici à 2030, et ce pour les cinq métiers du groupe.

Au C3D que vous présidez et qui rassemble 180 directeurs de développement durable, quelle ligne prônez-vous pour mener cette transformation ?

Notre message est simple : une entreprise ne doit pas prendre plus de ressources à la planète que celle-ci ne peut en régénérer. Il s’agit d’intégrer cette simple loi physique. Pour remplacer l’économie grise – celle des énergies fossiles – par cette nouvelle économie verte, il ne faut ni accélérer ni freiner, il faut tout changer de l’intérieur en allant le plus possible vers une économie circulaire basée sur l’usage. Cette entreprise sera-t-elle aussi rentable que l’actuelle ? Sans doute pas. Mais nous sommes en survitesse du fait de mécanismes financiers artificiels qui dopent l’économie à coup de dettes.

En quoi la notion d’”usage” intervient-elle dans cette mutation ?

Pour les infrastructures existantes, comme les bâtiments anciens ou les véhicules thermiques, l’essentiel de la consommation énergétique et donc des émissions de CO2 qui provoquent le réchauffement climatique, sont issues de leur utilisation par leurs usagers. Pour d’autres produits, comme les smartphones, les voitures électriques ou les produits manufacturés importés, l’essentiel des émissions se concentre à la conception. C’est pour cela que chaque entreprise doit s’atteler à comptabiliser ses émissions indirectes. C’est facile d’annoncer une neutralité carbone, comme l’a fait Google, quand 95% de ses émissions viennent de l’activité commerciale basée sur un modèle d’affaires hors de son périmètre. S’attaquer au 3B, c’est une autre affaire.

Comment une entreprise engage-t-elle concrètement sa transformation bas carbone ?

C’est un parcours du combattant. Contraintes réglementaires, formation, changements de métiers, il y a beaucoup de planètes à aligner pour faire pivoter un modèle d’affaires. Le problème ce n’est pas les idées, c’est leur mise en œuvre. Au C3D, nous avons tous envie d’aller le plus loin possible pour que cette transition soit bien balisée. Cela n’a rien de spectaculaire mais c’est profond et cela prend des formes très variées d’une entreprise à l’autre : Joël TRONCHON a beaucoup développé l’économie circulaire chez SEB, Cécile Texier déploie les bus électriques et les trains à hydrogène chez Alstom, Sandrine Sommer a fait un travail extraordinaire avec Guerlain. Chez Bouygues, nous avons fait naître de nombreux nouveaux business grâce à notre démarche d’intrapreneuriat. Parmi eux, il y a des centrales solaires photovoltaïques mais aussi le bâtiment hybride à économie positive. Ce sera peut-être demain un concept qui s’imposera auprès de nos clients.

Pour accélérer, il faut aussi une adhésion large dans la société.

Il est capital de montrer que ce futur est désirable. Nous devons convaincre les clients, mais en interne aussi, le changement peut être positif. Là encore si je parle de ce que je connais : pour le bâtiment, les compagnons sont essentiels. En termes de pénibilité et de sens, ils auront plus d’appétences pour les chantiers bois, matériau noble, qui sent bon, qui est propre, et qui génère peu de déchets. Au C3D, nous travaillons également sur le marketing des offres bas carbone de nos adhérents. Avec les étudiants de l’association Pour un Réveil Ecologique, qui se sont rapprochés du C3D, nous préparons un MOOC à destination de tous les étudiants, en France et au-delà, pour expliquer le lien entre écologie et économie. Tant que l’on parlera de croissance infinie dans un monde fini en ressource, on ira dans le mur. Il faut inventer un nouveau mode de croissance, celle de l’immatériel, du bien-être, de la qualité de vie.

Quels sont les leviers pour arriver à cette transformation ?

J’en vois trois. Le premier c’est l’individu qui a à la fois un bulletin de vote et sa carte bleue. La convention citoyenne sur le climat a montré que lorsqu’on prend le temps d’expliquer, tout le monde comprend les enjeux. Le deuxième, c’est l’entreprise. Le troisième : les pouvoirs publics. Leur rôle serait de nous faciliter l’action en prenant les bonnes décisions. En 31 ans, j’ai connu 12 ministres de l’environnement. Tant que le positionnement du Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire sera parallèle aux autres ministères, c’est à dire en concurrence, les arbitrages ne pourront jamais être corrects, et l’action des ministres sera limitée. Le Ministère de l’Economie doit être sous la tutelle du Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire !

Comment déclencher un plus ample mouvement ?

Je ne crois ni au grand soir écologiste ni au grand basculement. Mais il suffit qu’un certain nombre de dirigeants soient convaincus pour que la transformation s’opère à grande échelle. C’est cela qu’il faut déclencher aujourd’hui : l’Ola pour le climat, comme dans un stade. J’espère qu’on n’est pas loin de déclencher cette avalanche.

https://www.challenges.fr/green-economie/il-ne-faut-ni-accelerer-ni-freiner-mais-tout-changer-de-l-interieur_737127

 

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