Dr. Henda DERBEL GHORBEL – L’infection au Covid 19: un accident de travail ou une maladie professionnelle?

Qualifiée par l’OMS d’urgence mondiale, la pandémie de l’infection au corona virus Covid-19 parue officiellement en Tunisie le 02 mars 2020 ne cesse de se propager à grande échelle et le risque de contamination en entreprise est devenu une menace réelle.

Plusieurs entreprises ont fermé temporairement leurs portes sauf que d’autres ont été obligées d’assurer une continuité d’activité telles que les hôpitaux, les polycliniques, les banques, les industries agroalimentaires, pharmaceutiques, détergents, confection d’équipement de protection, Transport … Pour ces dernières, l’enjeu est double : Comment maintenir l’activité de l’entreprise tout en évitant le risque d’infection des employés dans leur milieu de travail ?

Les employeurs se posent la question de savoir si un employé contaminé par le Covid-19 lors de son exercice actuel, pourrait obtenir une prise en charge de son infection au titre de notre législation professionnelle en Tunisie ?

Pour répondre à cette interrogation, il faudrait déterminer si l’affection relève d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle.

C’est quoi un accident de travail ?

C’est tout accident qui survient à un employé qu’elle qu’en soit la cause ou le lieu de survenance et qui produit une lésion ; Il faut donc trois conditions :

1) Un évènement soudain c’est-à-dire un événement qu’on peut identifier dans le temps,

2) Une lésion physique ou mentale qui entraîne un dommage économique (frais de soins, incapacité de travail…etc.),

3) L’événement se déroule durant l’exécution du travail.

Une autre condition, c’est la présence de deux témoins au moment de l’accident.

Sans oublier l’accident de trajet qui survient au travailleur en se déplaçant entre le lieu de son travail et le lieu de sa résidence pourvu que le parcours n’ait pas été interrompu ou détourné par un motif dicté par son intérêt personnel ou sans rapport avec son activité professionnelle.

C’est quoi une maladie professionnelle ?

Est considérée comme maladie professionnelle, toute manifestation morbide, infection microbienne, ou affection dont l’origine est imputable par présomption à l’activité professionnelle de la victime selon la liste des maladies professionnelle. En Tunisie, cette liste comprend actuellement 86 tableaux regroupés selon l’agent causal et elle est révisée périodiquement tous les trois ans.

Pour en avoir droit, il suffit de prouver que l’on a été exposé au risque professionnel et que l’on souffre d’une maladie professionnelle reprise dans la liste. Ce système de liste présente l’avantage d’établir une présomption de lien cause-effet entre la maladie et la profession même si cette maladie pourrait être due à une autre étiologie.

Pourrait-on considérer le coronavirus comme accident de travail ?

Le Covid-19 se transmet entre les humains par les gouttelettes de salive (toux, éternuements..), par contacts rapprochés avec des malades (poignées de main) et par contact avec des surfaces contaminées… De ce fait, un personnel soignant peut être contaminé par un patient en lui prodiguant les soins nécessaires lors de son exercice professionnel. Dans ce cas, deux conditions sont remplies à savoir ; la lésion corporelle et le lien au travail, quant à l’événement soudain et accidentel à l’origine de l’affection, demeure difficile de dater avec précision.

En effet, Compte tenu de la période d’incubation du virus estimée à 14 jours, il n’est pas possible de fixer avec précision la date de contamination qui constituerait l’événement accidentel, sachant que l’apparition des symptômes n’étant pas cet événement soudain.

La reconnaissance en accidents du travail est légitime notamment lorsque l’employé infecté fait état d’un évènement accidentel susceptible d’avoir entraîné sa contamination comme la prise en charge d’un patient infecté sans masque de protection ou la projection accidentelle de secrétions bronchiques lors d’un geste d’intubation ou autres.

Un employé des autres secteurs vitaux qui se trouve actuellement dans l’obligation de travailler peut aussi être contaminé par contact direct ou indirect avec un client, un collègue, un objet ou une surface de travail. Est-ce qu’il pourra être considéré comme accident de travail dans cette circonstance particulière, même s’il y a une réserve sur l’un des éléments essentiels de la définition de l’accident de travail ?

 

 

Pourrait-on considérer le coronavirus comme maladie professionnelle ?

L’exposition à une pathologie virale résultant de la proximité sociale entre collègues ou avec le public, n’a jamais été considérée comme relevant du mécanisme de reconnaissance en maladie professionnelle.

En Tunisie, la liste des maladies présumées avoir une origine professionnelle ainsi que celle des principaux travaux susceptibles d’en être à l’origine, est fixée par arrêté conjoint des ministres de la santé publique et des affaires sociales. Cette liste comprend actuellement 86 tableaux regroupés selon l’agent causal et aucun aménagement ne pourrait être effectué sans l’apparition de texte réglementaire à cet égard.

Pour les maladies professionnelles causées par les agents infectieux, nous disposons de 16 tableaux (du tableau 60 au tableau 75) dont nous citons: les brucelloses, les spirochétoses, le charbon professionnel, les bacilles tuberculeux, le tétanos, les rickettsies, la tularémie, l’ornithose-psittacose, les pasteurelloses, le rouget du porc, les hépatites virales, la rage, l’anguillulose, l’ankylostomose, les mycoses, et enfin le tableau 75 qui englobe d’autres agents infectieux contractés en milieu de soins.

La pandémie de la maladie Covid-19 provoquée par le coronavirus est une maladie infectieuse émergente dont les données sur le virus et la maladie sont toutes récentes.

La maladie ne figure pas sur la liste des maladies professionnelles reconnues, par conséquent, nous ne pourrons à l’état actuel la déclarer comme maladie professionnelle. Sa déclaration à caractère professionnel pourrait servir uniquement  à l’introduire sur les listes lors de la prochaine révision des tableaux des maladies professionnelles.

En France, les pathologies ouvrant droit à une reconnaissance en maladie professionnelle sont listées dans des tableaux (numérotés de 1 à 98). Ce système connait des aménagements légitimes pour tenir compte de l’émergence de risques méconnus et de nouvelles affections dans certaines circonstances. C’est ainsi que le ministre des solidarités et de la santé en France a annoncé le 23 MARS 2020 que l’infection au Covid-19 serait systématiquement et automatiquement reconnue comme Maladie professionnelle pour les soignants et pour certaines catégories de personnel exerçant leur activité professionnelle dans des services déterminés

En Tunisie, il faut que nous accélérions le processus législatif pour introduire cette infection au Covid-19 aux tableaux des maladies professionnelles pour notre personnel soignant .Il faudrait également que la qualification des maladies professionnelles soit étendue aussi à toutes les catégories professionnelles qui ont continué à travailler et à s’exposer pendant cette période difficile de la pandémie.

In fine, l’infection au Covid 19 est-elle un accident de travail ou une maladie professionnelle ?

A l’état actuel, et en l’absence d’un tableau des maladies professionnelles spécifiques au Covid-19, les risques de contamination par ce nouveau virus pourraient s’inscrire dans le cadre de la législation professionnelle des accidents de travail et plus particulièrement des accidents d’exposition au sang et aux liquides biologiques. Toutefois, la victime doit prouver l’existence de l’événement soudain à l’origine des lésions encourues. Ceci est très évident et facile pour le personnel soignant mais demeure difficile pour une victime du Covid-19 dans d’autres secteurs d’activités.

Comment déclarer l’infection Covid-19 comme accident de travail (AT) ?

Dans le secteur privé ou public, la déclaration de l’accident de travail doit se faire à l’employeur par la victime ou ses ayant droits dans un délai ne dépassant pas 48H ouvrables. L’employeur à son tour  est tenu de faire la déclaration dans un délai ne dépassant pas 3  jours ouvrables à la Caisse nationale d’assurance maladies (CNAM) dans le secteur privé , à la commission médicale et à la caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale ( CNRPS) dans le secteur public. Cette déclaration est obligatoire même si l’accident n’a entrainé ni arrêt de travail, ni prestations de secours et soins.

Lors de la déclaration de l’accident du travail, l’employeur peut formuler des réserves et il revient à l’employé, victime, d’établir par ses moyens, et non par ses propres affirmations, la matérialité des lésions survenues au temps et au lieu du travail. Cette preuve est facilitée par la présomption instituée par la loi en vertu de laquelle l’accident survenu sur le lieu du travail, et pendant le temps de travail, est d’origine professionnelle.

D’un autre côté, les caisses peuvent remettre en cause soit la réalité du fait accidentel au temps et lieu du travail, soit la relation entre l’accident et le travail, soit aussi l’existence d’une lésion ou encore l’absence de relation entre l’accident et les lésions. Ceci ne devrait en aucun cas s’appliquer au cas du Covid-19 pour préserver les droits des catégories de personnes qui sont en train de courir un risque nettement accru d’être infectées par le virus pendant cette période de pandémie.

Quels sont les droits d’un travailleur ayant contracté le Covid-19 ?

Tout dépend du qualificatif donné à cette maladie !

En la qualifiant de maladie professionnelle, celle-ci suppose une exposition plus ou moins prolongée à un risque qui existe lors de l’exercice habituel de la profession. L’employé devrait prouver que l’infection est survenue par le fait ou à l’occasion du travail. Ceci demeure simple pour le personnel soignant des hôpitaux, des cliniques et des enseignes ouvertes pendant l’épidémie, qui se trouvent exposés de manière prolongée au risque du coronavirus Covid-19.

Toutefois, étant une maladie hors tableaux, aucune indemnisation à titre de maladie professionnelle ne pourra être envisagée avec la règlementation actuellement en vigueur.

En la qualifiant d’un accident de travail, l’employé prouvé Covid-19 positif qu’il soit dans le secteur privé ou le secteur public, a droit à des prestations temporaires en nature (les soins) et en espèces (Indemnités pour Compenser l’incapacité de gain dans la période d’arrêt de travail).

Dans le secteur privé, la CNAM commence l’indemnisation de l’accidenté à partir du quatrième jour suivant l’accident, l’indemnité versée correspond aux 2/3 du salaire global journalier mais pour la maladie professionnelle, la réparation commence à partir de la date de constatation médicale de la maladie.

Dans le secteur public, la victime de l’accident de travail ou de la maladie professionnelle conserve l’intégralité de sa rémunération ainsi que ses droits à l’avancement et à la promotion.

Quelles sont les obligations de l’employeur face au Covid-19 ?

Pour rappel, en application de l’article152-2 du code du travail, tout employeur est tenu de prendre les mesures nécessaires et appropriées pour la protection des travailleurs et la prévention des risques professionnels. Il doit veiller à la protection de la santé des travailleurs sur les lieux du travail, garantir des conditions et un milieu de travail adéquats, fournir les moyens de prévention collective et individuelle adéquats, informer et sensibiliser les travailleurs des risques de la profession qu’ils exercent en donnant des consignes claires et précises, notamment aux salariés fragiles ou en contact direct avec la clientèle..

A partir du 17 Mars 2020, un décret gouvernemental est paru pour permettre aux femmes enceintes et aux employés souffrant de pathologies chroniques et exerçantes dans des entreprises publiques d’avoir des aménagements de leurs horaires de travail. A noter que ce décret a été aussi appliqué par plusieurs entreprises du secteur privé par souci de protéger leurs employés vulnérables et leur éviter d’éventuelles complications de leurs maladies.

Suite au passage au stade 3 de l’épidémie, le télétravail est devenu la norme pour tous les emplois qui le permettent. Si l’activité de l’entreprise ne le permet pas, l’employeur doit, conformément au droit du travail et en toutes circonstances, prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la protection de la santé de ses employés. Il doit ainsi :

  • Afficher toutes les recommandations de prévention (mesures classiques d’hygiène..),
  • Mettre à la disposition de tout son personnel les tenues spécifiques, les masques adéquats, les solutions hydro alcooliques et en cas de contamination avérée d’un salarié, il est primordial d’agir rapidement selon la réglementation en vigueur.

Il est de jurisprudence constante que «commet une faute, l’employeur qui avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé son salarié et qui s’est abstenu de prendre les mesures destinées à l’en préserver».

L’employeur du secteur privé pourrait ainsi voir sa responsabilité engagée s’il ne met pas en place les mesures d’hygiène et de préventions préconisées pour lutter contre tout risque professionnel et dans cette circonstance contre la propagation du Covid-19. Il devra actualiser son évaluation des risques afin de décider des mesures adaptées à la continuité de l’activité, prenant en compte les consignes sanitaires propres à garantir la santé des salariés.

L’enjeu est de taille, pour un Etat dont les moyens sont limités pour protéger son personnel soignant dans le secteur public et les équiper du minimum des moyens de prévention. Heureusement que la société civile, les entreprises, mais aussi les bénévoles multiplient ces derniers jours leurs dons en faveur du personnel soignant. Nous gagnons à mettre sans trop tarder une stratégie adaptée aux besoins réels de nos soldats blancs pour faire face à l’évolution de la situation mais aussi pour protéger notre système de santé, ses professionnels et assurer la continuité de l’activité dans nos structures sanitaires.

Espérons que les textes réglementaires ne tarderont pas à voir le jour pour préserver les droits des employés qui se battent chaque jour pour sauver des vies et pour servir notre chère Tunisie.

Dr Henda DERBEL GHORBEL
Médecin du Travail, Médecin Coordinateur et Groupement de Médecine du Travail De Sfax.

Leaders, 30.03.2020

 

Leave a Comment